Bac Général
Classe : Terminale
Centre d’examen : Amérique du Nord
Matière : Humanités, littérature et philosophie
Année : 2021
Session : Normale
Durée de l’épreuve : 4 heures
Repère de l’épreuve : 21HLPJ2AN1
L’usage de la calculatrice et du dictionnaire n’est pas autorisé.
Répartition des points :
Première partie : 10 points
Deuxième partie : 10 points
Le candidat traite au choix le sujet 1 ou le sujet 2
SUJET 1
Dans La Douleur, récit en forme de journal, Marguerite Duras narre l’attente et le retour de son mari, nommé ici Robert L., des camps de concentration.
J’ai entendu des cris retenus dans l’escalier, un remue-ménage, un piétinement.
Puis des claquements de portes et des cris. C’était ça. C’était eux qui revenaient d’Allemagne.
Je n’ai pas pu l’éviter. Je suis descendue pour me sauver dans la rue.
Beauchamp et D. le soutenaient par les aisselles. Ils étaient arrêtés au palier du premier étage. Il avait les yeux levés.
Je ne sais plus exactement. Il a dû me regarder et me reconnaître et sourire. J’ai hurlé que non, que je ne voulais pas voir. Je suis repartie, j’ai remonté l’escalier. Je hurlais, de cela je me souviens. La guerre sortait dans des hurlements. Six années sans crier. Je me suis retrouvée chez des voisins. Ils me forçaient à boire du rhum, ils me le versaient dans la bouche. Dans les cris.
Je ne sais plus quand je me suis retrouvée devant lui, lui, Robert L. Je me
souviens des sanglots partout dans la maison, que les locataires sont restés
longtemps dans l’escalier, que les portes étaient ouvertes. On m’a dit après que la concierge avait décoré l’entrée pour l’accueillir et que dès qu’il était passé, elle avait tout arraché et qu’elle, elle s’était enfermée dans sa loge, farouche, pour pleurer.
Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s’éteignent et je le vois.
Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d’être arrivé à vivre jusqu’à ce moment-ci. C’est à ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d’un tunnel. C’est un sourire de confusion. Il s’excuse d’en être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s’évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c’est lui, Robert L., dans sa totalité.
Il avait voulu revoir la maison. On l’avait soutenu et il avait fait le tour des
chambres. Ses joues se plissaient mais elles ne se décollaient pas des mâchoires, c’était dans ses yeux qu’on avait vu son sourire. Quand il était passé dans la cuisine, il avait vu le clafoutis qu’on lui avait fait. Il a cessé de sourire : « Qu’est-ce que c’est ? » On le lui avait dit. A quoi il était ? Aux cerises, c’était la pleine saison. « Je peux en manger? – Nous ne le savons pas, c’est le docteur qui le dira. » Il était revenu au salon, il s’était allongé sur le divan. « Alors je ne peux pas en manger ? – Pas encore. – Pourquoi ? –Parce qu’il y a déjà eu des accidents dans Paris à trop vite faire manger les déportés au retour des camps. »
Il avait cessé de poser des questions sur ce qui s’était passé pendant son absence. Il avait cessé de nous voir. Son visage s’était recouvert d’une douleur intense et muette parce que la nourriture lui était encore refusée, que ça continuait comme au camp de concentration. Et comme au camp, il avait accepté en silence. Il n’avait pas vu qu’on pleurait. Il n’avait pas vu non plus qu’on pouvait à peine le regarder, à peine lui répondre.
Le docteur est arrivé. Il s’est arrêté net, la main sur la poignée, très pâle. Il nous a regardés puis il a regardé la forme sur le divan. Il ne comprenait pas. Et puis il a compris : cette forme n’était pas encore morte, elle flottait entre la vie et la mort et on l’avait appelé, lui, le docteur, pour qu’il essaye de la faire vivre encore. Le docteur est entré. Il est allé jusqu’à la forme et la forme lui a souri. Ce docteur viendra plusieurs fois par jour pendant trois semaines, à toute heure du jour et de la nuit. Dès que la peur était trop grande, on l’appelait, il venait. Il a sauvé Robert L. Il a été lui aussi emporté par la passion de sauver Robert L. de la mort. Il a réussi.
Marguerite Duras, La Douleur, 1985
Première partie : interprétation littéraire
Comment l’écriture de Duras rend-elle compte de la fragmentation du moi ?
Deuxième partie : essai philosophique
Dans quelle mesure la souffrance transforme-t-elle le sujet ?
Pour construire votre réponse, vous vous référerez au texte ci-dessus, ainsi qu’aux lectures et connaissances, tant littéraires que philosophiques, acquises durant l’année.
SUJET 2
Le danger qui nous menace actuellement vient-il encore du dehors ? Provient-il de l’élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux formations artificielles de la culture ? C’est encore parfois le cas, mais un flot nouveau et plus dangereux se déchaîne maintenant de l’intérieur même et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force débordante de nos actions qui relèvent de la culture. C’est désormais à partir de nous que s’ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en un cloaque1 pour l’homme. Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons davantage protéger l’océan contre nos actions que nous protéger de l’océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous.
Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d’admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l’homme sur les choses. C’est nous qui constituons le danger dont nous sommes actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter. Il s’agit là de quelque chose de radicalement nouveau : aucune des obligations que nous connaissons n’est jamais née d’une impulsion salvatrice commune.
Hans Jonas, «Technique, liberté, obligation» 1987 paru dans «Une éthique de la nature», trad. Courtine-Denamy, Paris, Arthaud.
1 Cloaque : lieu très sale et malsain prévu pour recevoir les détritus de toutes sortes.
Première partie : interprétation littéraire
Pourquoi, d’après Hans Jonas, l’homme est-il devenu un danger pour lui-même ?
Deuxième partie : essai philosophique
La littérature nous rend-elle sensible à l’importance de la nature pour l’homme ?
Pour construire votre réponse, vous vous référerez au texte ci-dessus, ainsi qu’aux lectures et connaissances, tant littéraires que philosophiques, acquises durant l’année.